Je ne pouvais pas imaginer le changement complet de ce demi-siècle passé. Les anniversaires sont des moments que je n’apprécie pas du tout, les dates n’ont aucune importance à mes yeux et les fêtes prévues longtemps à l’avance ne sont pas à mes goûts. Donc sans y prêter aucune attention, j’ai passé sur la pointe de la prothèse, le cap des 50 ans sans obligation affligeante au Cabochard que je suis ! Mais une succession d’événements m’ont amené non plus sur une autre page ou un autre chapitre mais bel et bien sur l’écriture d’un nouveau livre. Au moment où je rédige ces mots une pergola me cache du soleil devant une modeste cabane, le petit Cabochard repose pas trop loin d’ici mais il n’est plus ma demeure. En perdant la jambe il y a 32 ans, en revenant de longs mois d’hospitalisation, j’avais remarqué que tout mon entourage avait changé. Mais en vérité, eux n’avaient pas bougé d’un cheveu, c’était moi qui avait pris un autre cap ! Depuis janvier je me suis mis en mode machine pour bâtir cette petite maison et rien n’a pu m’arrêter ; depuis quelques jours le rêve est devenu réalité, j’y ai posé mon sac. Mais l’émotion a décidé de s’inviter, le Cabochard est vidé de mes affaires, il me semble plus grand mais aussi plus froid, moins confident. 22 ans que je m’y suis endormis, 22 ans que je m’y suis réveillé ! Il m’a permis de devenir le Freeman. De Gibraltar à la Turquie nous y avons laissé des amis, nous y avons trouvé des trésors enfouis, des victoires comme des défaites nous ont apposés quelques tatouages. Dans ma cabane je me sens par moment perdu, l’émotion me scie le ventre, deviendrais-je un oiseau sédentaire, la vue depuis ce nid d’aigle est à l’infini, alors mes yeux scrute l’horizon. J’y vois des voiles blanches, peut-être aussi quelques moutons, je me demande si un jour je n’y reconnaitrais pas un beau vieux bateau de bois reprendre le large pour d’autres aventures mais sans le capitaine boiteux ! Difficile de visualiser un avenir sans moi pour ce petit pointu si cher à mon cœur. Mon vieil ami de la Galiote lui aussi va changer de vie, il stoppe son activité pour une retraite bien méritée, les Lavezzi tourne une page, les fossoyeurs des Bouches de Bonifacio pourront y déverser des tonnes de touristes, nous ne serons plus là pour constater le désastre de l’appel au gain ! Personne n’a changé, c’est moi qui prends une autre route, en donnant quelques degrés à la barre du navire de ma vie j’ai certainement évité des hauts fonds qui m’auraient été fatales. J’ai trouvé l’endroit où va pousser un potager, Karin réussi à m’apaiser, l’oiseau du large n’est pas toujours facile à cerner. Plein de choses ont changé, plein de nouveaux projets tentent de pointer le bout de leur nez, et mes nuits sont agitées, comment oublier, comment tourner la page. L’écriture va reprendre sa place, depuis 6 mois mes pages n’étaient remplis que de côtes précises ou de matériaux à acheminer à pied d’œuvre. Les cigales chantent, le vent d’ouest fait claquer mon vieux drapeau de pirate, une nouvelle vie s’ouvre à moi, jamais je n’aurais pu imaginer cela. Je repose mon crayon, je referme ma page, je vais tenter de retrouver un sens à ce calepin de vie. De plus en plus je reçois des témoignages extraordinaires, des mots que je garde précieusement, je n’arrive pas à comprendre pourquoi vous êtes si élogieux à mon égard ! De l’extérieur peut-être vous me prenez pour ce que je ne suis pas vraiment, mais en tous les cas sachez que vous êtes tous bien calés dans mon cœur… Depuis la cabane du Freeman je vous envoie tout le meilleur du monde.
PS : Les mascottes Norra et Jo Zef ont trouvé leur place dans la kota et ils ne semblent pas trop souffrir du mal de terre !