Pas un iceberg qui claque, pas une houle à guetter, pas un souffle, le silence dans tous ses états. Comme dirait Sylvain Tesson, le silence c’est le bruit du temps qui passe… Une morue a sauvagement émis des splashs dans la lagune face au bivouac, malgré l’heure tardive, elle s’est retrouvée filetée en sachet en attendant notre poêle à frire !
Au petit matin, le brouillard nous enveloppe, un signe de vent de sud-ouest pour la région, cela signifie aussi une journée sans moustiquaire de tête, les suceurs de sang n’aiment pas le Libeccu polaire. Le camp va rester monté, le coin est trop beau pour être si brutalement quitté. Je profite de ce calme à moustiques, pour m’offrir une courte, mais magnifique balade, mon moignon réclame du repos, alors je dois l’écouter. Pas de portage de kayak, de mise à l’eau houleuse avec des efforts de gladiateur pour que rien ne se brise, ni le kayak ni mes vieux os. Je vais quitter mon pantalon étanche pour une paire de pantoufles boréales. Le coin est délicieux, si je devais le classer dans tous ceux visités, il figurerait sur le podium. La température a sacrement chuté mais cela me plait, je laisse aux aoûtiens du sud le soin de se déshydrater sous le soleil méditerranéen, ici le froid est tonique, il met l’esprit en veille permanente.
S’adapter sera le mot clé de ce voyage, mais la vie ne serait-elle pas une succession d’adaptations ? En naissant, on rampe, on chope tout ce qui peut passer sous notre main de bébé, puis l’on se redresse tant bien que mal. En perdant une jambe, c’est un peu pareil aussi, on est bancal, mais vous le savez bien, ce n’est pas tomber qui est important, mais se relever, alors on s’adapte. Ici, c’est exactement ça, s’adapter, se mouler au paysage, au lieu. Je commence à comprendre pourquoi l’eskimo est si peu bavard, si silencieux, depuis des millénaires il s’est adapté. Un gars qui parle fort ici, va être mis sur la touche de suite, j’en suis convaincu en quelques jours son langage deviendrait doux, bas, étonnement à l’écoute de ce qui va arriver.
Le brouillard avec des trouées de soleil rend le coin mystique, antique. Je m’attends à tout moment à voir surgir de derrière un massif minéral, un mammouth suivi d’hommes d’un autre millénaire. La dite civilisation d’hommes de Saqqaq a habité la baie de Disko et je n’arrive pas à savoir si c’est un effet naturel ou historique mais en me baladant, j’ai trouvé d’immenses dalles recouvertes de lichen avec des inscriptions ! Une sorte d’alphabet tracé dans le végétal qui met beaucoup de temps à évoluer, des lignes et des lignes, un peu comme les signes rupestres de la vallée des merveilles du Mercantour, mais ici ce n’est pas la roche qui est gravée mais le lichen. Au village Oqaatsut, j’aurai certainement ma réponse.
Les bolets tapissent la toundra, un beau plat de morue-champignons m’attend à midi. En entrée, j’ai réussi à transformer les œufs de truites pêchées il y a quelques jours, en poutargue, la simplicité de vie rend ingénieux. Ma balade me mène sur une ancienne maison abandonnée, moitié en planches, moitié en tourbe, ma rêverie essaie de définir le personnage qui a résidé ici et surtout à le dater ! Là aussi, peut-être plus tard j’aurai ma réponse. Tiens, la tête de morue que j’avais planquée assez loin du camp n’est plus là, un renardeau a du s’en saisir pour un festin en l’honneur de l’équipe des bancals. Oui, mon pauvre kayak, lui aussi boite bas, une latte arrière est brisée, mais rien de bien grave pour cet équipage du tonnerre de Dieu. Qu’ils se méfient, si du brouillard sortait un drakkar viking nous l’enverrions par le fond. Par Thor et par Odin, on n’est pas les flibustiers du temps présent ? Les champignons rissolent avec la morue. Jo Zef a la mission de veiller au camp si par derrière, un ours blanc avait la mauvaise idée de venir déjeuner avec nous, c’est que nous, nous sommes des solitaires…
L’expédition du record, de la première mondiale, se recompose en une exploration paisible, non plus avec les vents contraires mais avec le blizzard qui nous guidera où bon lui semblera. Un voyage de l’intérieur, une introspection dans le silence absolu. Quand je pense que 100 millions de touristes sont tout autour de la Méditerranée alors qu’au même moment, ici à des kilomètres, nous sommes seuls au monde. Notre pauvre planète, doit bien nous prendre pour des dingues, il y a assez d’espace pour tout le monde, le brouhaha est la pollution la plus nocive, elle rend dingue les «autres». Sartre disait : L’enfer c’est les autres . Si ici cela peut-être vite l’enfer, c’est parce que j’ai juste fait un mauvais choix de parcours…. Je vous envoie plein de fraîcheur et de silence.
PS : Jo Zef est aux anges, nous avons posé la tente sur un champ de myrtilles, il n’y a même pas à sortir du sac de couchage pour se goinfrer…