Cela fait trop longtemps que je voulais prendre la parole, mais ma pudeur ne m’a jamais autorisé au premier pas. Je me nomme Cabochard, j’ai bientôt 46 ans, mon ethnie est celle des « Pointus », issu de la grande famille noble « Des prestigieux bateaux en bois », je vais vous raconter ma naissance, mon histoire, ma vie, mes peurs, mes rêves, mes folies, mes caprices, mes armateurs…
Il y a très longtemps, dans les années 1900, une graine emportée par le vent, germât sur une terre de la côte ouest d’Amérique du nord. Une pousse surgit, elle s’envola vers le ciel, puis son pied se renforcit, grossit. Les tempêtes l’assaillirent, de froid rustique en canicule estivale, l’arbre a su s’implanter, s’affirmer, les humains l’appelèrent Pin d’Oregon d’autres Pin Douglas. Les années passèrent, entre-temps il avait entendu parler des hommes qui s’entretuaient. Un jour, un bucheron qui l’avait repéré depuis longtemps, l’a abattu, élaguer et mis à sécher dans une immense bâtisse. Le temps continuait à filer, son séchage était parfait, alors sa folle aventure pouvait encore s’écrire. Printemps 1969, il fût chargé sur un cargo à destination du vieux continent, c’était la première fois qu’il sentait le roulis, je vous rassure, il n’était pas seul, les cales grouillaient de ses congénères. Après plusieurs semaines de mer et deux dépressions tropicales, les billots arrivèrent enfin dans le sud de la France. Stockés sur les quais de Port St Louis du Rhône, un brave charpentier, recherchait la perle rare, l’essence la plus adaptée à la construction d’une commande. Enfin sélectionnés, ils allèrent être entreposés dans un hangar de tôle ondulée, à l’abord d’un petit port en berge du fleuve Rhône. Paul, venait de recevoir une commande d’une unité de 10mts destinée à la pêche au thon. Son premier travail était la réalisation d’une maquette au 1/10éme, les côtes devaient être précises, puis grâce à ce modèle réduit, les gabarits étaient confectionnés. C’est là où je prenais naissance ! Mon « papa » était un pied-noir d’Algérie, d’origine italienne, sa vie, c’était la ville de Ténés, sur les bords de la Méditerranée d’Afrique du nord. Depuis plusieurs générations ils étaient charpentiers, de père en fils ils donnaient naissance à de magnifiques barques de pêche. La guerre d’Algérie devait leur faire fuir leur contrée natale et fruit du hasard, ils débarquaient en Camargue. Le pays de St Louis du Rhône était composé d’exilés grecs et pied-noir, chacun devait s’adapter à cette nouvelle existence et la famille de charpentiers, Cacciutolo, commençait une nouvelle vie. La maquette acceptée par le futur heureux armateur, Paul assemblait, découpait, rabotait, clouait au plus précis. Chaque pièce était essentielle, aucunes n’avaient droit à la faute d’inattention. C’était un solitaire au grand cœur, mais tous les enfants du village ne le lâchaient pas, c’était le spectacle de ce petit coin de paix. A l’époque la Camargue était sauvage, sans ceinture de raffineries. Le soir pour se débarrasser de trop de copeau, il calait quelques lignes à loup et dorade, un air de liberté lui faisait oublier sa terre si soudainement abandonnée. Au petit matin, machinalement il ouvrait la porte du hangar, j’étais là, en pleine construction. Mes côtes n’étaient pas flottantes, je devenais solide, je savais que bientôt j’allais chercher le large. En deux mois je pris naissance, en 60 jours, des bouts de bois me donnèrent le nom de Cabochard…
17 juin 2016, 13h34, le téléphone de mon armateur sonne, cela ne dure que quelques minutes, le grand raccroche et se jette dans mes entrailles, je connais le gaillard, je sais qu’il est triste comme jamais, ça y est il me sale mes coussins. Depuis 33 ans je partage ma vie avec un baroudeur au grand cœur, un bagarreur qui pleure pour un oiseau qui meure. Depuis trois décennies, je console ce grand gosse qui ne fait que réaliser ces rêves, mais aujourd’hui je crois avoir compris que ma vie avec lui devait se finir. Je ne suis pas triste car sans lui je n’en serais pas là aujourd’hui, mais je tiens à vous confier que sans moi il ne serait pas ce qu’il est aussi, sans moi il aurait craqué plus d’une fois. Ensemble on a baroudé, on a fait plein de « trucs » de fou ! Ok, il a écrit dans des bouquins des « petites » histoires mais il n’a pas tout raconté .Aujourd’hui il va falloir que je m’habitue à vivre sans lui. Il en a passé des heures à me poncer, me mastiquer, me cajoler. Combien de fois je l’ai vue partir en boitant de trop de boulot dans mes entrailles. Combien de fois je l’ai découragé, pour qu’il m’apprécie encore plus en mer. Pas un pays, un port une baie où j’ai eu un compliment, je suis un beau bateau, on me l’a souvent dit. Ne croyait pas que j’ai la quille qui enfle mais à force de me le dire je me suis habitué au compliment… J’ai passé ma première partie de vie pépère en bordure de la frontière italienne, au pays des citrons, là-bas j’y ai connu de bref armateur, mais un jour j’y ai vu un gosse blessé qui s’entêtait à monter à mon bord. Ce gamin m’a ému, je savais que j’avais une mission, le sauver ! Alors ensemble on est devenu une famille, une bande à nous deux, seul au monde on est parti à l’aventure, car le monde semblait nous appartenir et il nous a appartenu. La roue tourne, mon confident a trouvé un matelot qui va me ramener à Menton, je vais devoir m’habituer à vivre sans mon « boiteux », je vais conserver son odeur, comme on garde le foulard d’une fiancée quand on part à la guerre. Je crois qu’il est temps que j’écrive toute mon histoire, c’est qu’il va me manquer terriblement le grand costaud…