Truites
30 juillet 2017Hier soir, le vent du sud a forcé des gens à s’abriter ici. Ce village abandonné est un bon abri pour les marins de passage. Une famille m’invite au café, la jeune fille de 18 ans parle couramment anglais, elle sera ma traductrice. Son grand-père Lars est né ici en 1948, il y a vécu jusqu’en 1963, je n’étais pas encore né. J’essaie de comprendre la vie ici, dans ces temps reculés. Mais l’homme du sud que je suis commet des impairs. Innocemment, je demande quel était le métier de son aïeul à cette époque. Du haut de ses 18 ans, elle me met face à mon monde douillet et surfait du sud! Mon grand-père, comme tous les hommes à cette époque, était chasseur, pêcheur, cueilleur. Ils n’avaient pas le choix, le taux de mortalité était immense… Prends toi ça dans les dents « pôvre » rigolo que je suis. Et oui à cette époque, les eskimos avaient la vie rude, leur vie ne dépendait que de leur chasse… Le vieux Lars nous amène, sur une dalle, ici avant c’était sa maison où il est né. Derrière, juste en haut de la butte, son père et sa mère reposent au cimetière… Quand je demande à Pilunnguag ce qu’elle voudra faire plus tard, là aussi elle me scotche. Plus tard, je veux donner de mon meilleur… Waouh, 18 ans à peine… Puis elle poursuit sur son fiancé qui en ce moment se montre très fort pour elle, car dans le tsunami au nord d’Uummanaq, c’est sa famille qui a disparu. Elle tourne la tête pour fuir mon regard, je suis touché. Son jeune frère Miki lui, est un jeune de maintenant, lui son truc sera d’ouvrir un restaurant à Ilulissat pour les touristes. Loin de sa sœur, il me demande si je sais que la mort de Mickaël Jackson est un fake, en vérité il vit caché. Je lui demande d’où vient cette info, il me répond : Facebook. Mon Dieu, quelle fossé entre ce gamin et son grand-père, en moins d’un siècle, ce peuple est passé de la survie à notre monde virtuel…
Ce matin, je remet le panneau solaire 65 wts en fonction, zut et triple zut il ne marche pas de nouveau. Je me prends la tête, puis à un moment, je baisse la garde, la journée est belle et ce n’est pas la foutue technologie qui va me pourrir ce moment. Je vais bien trouver le temps de réparer, sinon d’ici 10 jours, plus de journal de bord, mon PC a des batteries que seul ce panneau peut charger. Pour le reste, le petit de 25wts suffit largement. Donc, me voilà parti en exploration. Là, sur ma carte à 4km, se trouve un fjord dans lequel se jette une rivière, au dessus une série de lacs, Jo Zef me souffle que quelques truites pourraient s’y cacher. J’ai toujours la boule au ventre de laisser tout mon bivouac seul et de partir pour la journée, mais le coin est protégé et j’ai tout bloqué au cas où encore un gros coup de vent passerait dessus. Au bout du fjord somptueux, deux bateaux au mouillage, des tentes sur la plage. Là j’ai la réponse, c’est un coin à truites. Des gamins courent vers moi à mon arrivée, des moucherons par milliards, des nuages entiers, eux bien sûr ne portent pas de moustiquaire ! Un aluu réglementaire et sans perdre de temps, je prends une sente pour trouver enfin le premier lac. Le même décor que si on était dans les Alpes à 3000 m d’altitude, à la différence qu’ici on est en bord de mer. Au premier lancer, une truite, une deuxième, une troisième… Et dire que je ne suis pas un bon pêcheur ! Le lac regorge de poissons et pour le bonheur des groenlandais, ces lieux sont le garde manger d’un hiver long et rigoureux…
En milieu d’après midi, je suis de retour au village abandonné, seul au monde, personne, même pas le vent. Mon bidon de 5 litres est plein. Dans la vieille cabane que je squatte comme coin cuisine, je m’improvise un coin douche et laverie… Ce soir au menu crêpes aux truites mais sans les crêpes !!!
Demain, comme chaque lundi, on se retrouve sur les ondes de France Bleu RCFM avec Jean-Charles Marsily à 12h40.
A pluche
Camp d’Agpa
29 juillet 2017Pour une fois, la tente n’a pas tremblé toute la nuit, bien au contraire, le chant des baleines nous a enchantés. Trois rorquals ont passé la nuit face au bivouac, droit au nord. La mer était d’huile et leur souffle accompagné de quelques mélodies a été un cadeau énorme… En ce moment, le coefficient de marée est énorme et ce matin pour amener Immaqa à la mer, ce fut un vrai travail de forçat. La plage composée de gros galets, a carrément mis HS le chariot, mais il y a toujours le plan B. Sous mes jambes, j’ai une défense (appelée par les marins d’été, pare-battage), qui permet à mes membres inférieurs de ne pas être sous tension. Je l’ai glissée sous le kayak pour le faire glisser sans trop de problème jusqu’à la rive. Nous y voilà, une heure de gros boulot mais l’important est que tout soit rentré dans l’ordre.
Le courant me porte pour une fois, je ne vais pas me plaindre. Je surveille si mes 3 chanteuses ne viendraient pas à la proue d’Immaqa, rien à faire, elles restent à distance ! Pourquoi pagayer puisque je glisse sans effort. Là, au recoin d’un caillou, au ras de l’eau, une tête en l’air ne semble pas distinguer le kayak rouge qui le vise. Un jeune renard, bien confiant est en train de défoncer un oursin ! Il faudra lui expliquer que seules les loutres peuvent faire ceci, sans dégât !!! La caméra tourne et Immaqa, comme sur pilote automatique, lui arrive droit sur la truffe. Un face à face de quelques secondes et notre goupil prend de l’altitude comme s’il avait vu le diable ! Un peu plus loin, deux phoques nous surveillent. Comme avec les baleines, nous sommes tenus à distance !
Là bas, sur notre bâbord, une immense plage semble l’endroit idéal pour le café du matin. Des falaises de plus de 600 m nous encerclent. Encore ici je suis à ma place, juste un point rouge au milieu de titans. Le vent du sud, se met en place, c’était prévu mais l’île d Agpa est à quelques coups de pagaie. La mer n’a jamais été aussi claire, l’eau est cristalline et des tonnes d’oursins y reposent en paix. Il me faut trouver le moyen d’en récolter quelques uns. Le must serait de trouver un long bâton mais surtout une sorte de griffe pour les cueillir. En débarquant à mon étape du jour, sous ma prothèse, une longue perche semble parfaite et pour couronner le tout, juste à deux pas, une grosse cuillère à soupe abandonnée sera l’outil parfait pour une bonne oursinade polaire. Un village abandonné est encore debout. Je tente la bonne approche pour monter Immaqa, une dalle en bonne pente semble parfaite. Pas une âme, que des souvenirs. Les maisons sont toutes ouvertes, j’en trouve une parfaite pour le coin cuisine, loin des suceurs de sang. La tente sera placée sur un petit parterre parfaitement plat et herbeux et de la glace coincée dans les failles nous permettra de refaire les niveaux d’eau. Mais des tâches sérieuses m’attendent, réparer le chariot et surtout trouver la panne du grand panneau solaire qui ne donne plus. J’ai embarqué pas mal de gadgets pour filmer, photographier et surtout tout stocker dans mon PC qui est un gros bouffeur d’énergie ! Finalement, ce soir tout fonctionne…
Demain, je vais explorer le coin. Juste en face, à une heure de kayak, se trouve un lac où se cacheraient de grosses truites. Je vais me servir de ce camp de base pour découvrir d’autres paradis… Le vent du sud se renforce, la tente est bien calée, elle est située juste en face du détroit. Avec un peu de chance, nous allons avoir droit à un concert gratuit.
PS : la mascotte commence à désespérer, les myrtilles ne sont toujours pas mûres !!!
Camp des baleines
28 juillet 2017Encore une fois, toute la nuit, ça a soufflé et le sommeil devient plus compliqué dans une tente sous les rafales. Au petit matin tout est calme, je me dis que c’est le bon moment pour reprendre la mer. Au moment de partir, à quelques encablures plus à l’ouest, entre deux blocs, une silhouette blanche attire mon attention. En deux coups de pagaie, je découvre une partie du squelette d’une baleine, encore à deux pas, un camp est gisant, tente détruite, objets personnels parsemés de ci de là, avec même un poêle à pétrole qui semble en bon état. La découverte me remet les pieds sur terre, ici nous ne sommes que des passants très peu tolérés. Ce matin, le portage a été douloureux, je n’ai pu trouver de bivouac adéquat, alors je me suis contenté d’un plan incliné. Mais mon cher moignon, lui, préfère le plat et cette position pied en bas l’a fait enfler, une bonne partie de «rigolade» pendant deux heures…
La mer est d’huile, je serre les fesses, qu’est ce qui nous attend ? Rien, que du bonheur, une mer plate, douce et sans courant, je crois être dans un rêve. En frôlant d’immenses falaises, des guillemots m’offrent leur chant qui est un doux sifflement, les bernaches se poussent toujours un peu à notre passage et les colosses de glace se font de plus en plus rares. Oui, c’est ça que j’étais venu chercher, du calme teinté de poésie boréale, de la paix inspiratrice de poèmes pour dame Nature, mais hélas, jusqu’à présent, elle ne m’a permis que des combats truqués où le kayakiste perd chaque partie. Heureusement, l’échec et mat a été évité, de justesse, mais évité quand même…
Je poursuis, je chante, la mascotte se bouche les oreilles ! C’est bon la vie ici. Une belle plage nous permet l’arrêt café, barre de céréale puis le cap Tulugaq nous offre sa brise et courant contraire, mais cela fut bref, la mer d’huile était au coin, juste après la pointe. 3 phoques nous épient, un point rouge sur l’eau qui se traîne en chantant, ça va rester dans les annales. Nous sommes venus pour les baleines, mais rien de rien, que du calme, ce n’est pas grave, la vie est belle quand tout est calme. Je longe une côte austère, impossible de trouver un coin bivouac, alors nous traversons, cap sur une petite île. Nüa, c’est son nom, nous permet de poser le camp du jour. Là bas, très au Nord, le détroit de Disko, nous fait entrevoir le coin où tout a failli basculer. Un frisson me prend les tripes, là bas j’ai rebroussé chemin, là bas un tsunami a enlevé des vies, des vents violents ont mis le kayakiste en rouge en zone noire et en regardant ce grand Nord, je ne regrette aucunement mon choix de retour en arrière. Plus de 500 km effectués en 39 jours, 39 jours d’apprentissage, 39 jours pour comprendre les règles des côtes du Groenland. Ma route n’est pas finie, il me faut rester très attentif, très prudent, ne rien laisser passer, mais aujourd’hui, là à l’instant présent, sur une petite île de la côte ouest de la grande île d’Agdlugtoq, un homme libre savoure le silence et le bonheur d’être tout simplement là où il est …
Yes i’m a Freeman, Kuffaanngissuesq…
Torssukatak le géant
27 juillet 2017Le coefficient de marée est très haut en ce moment et ce matin il me faut remorquer Immaqa sur 40 m jusqu’à l’eau. Le chariot, une fois de plus, est en avarie, décidément c’est un vrai gadget de plage. Je récolte toujours les petits «trucs» qui peuvent servir et c’est encore le cas, c’est reparti comme « neuf ». Mon matelas de sol est HS aussi, dans le groupe de Xavier, le Docteur Suisse qui m’a « ausculté », un jeune rentre au pays, son matelas va continuer le voyage à mes côtés. Jo Zef se demande si une tablette de chocolat ne serait pas oubliée par hasard !
Qeqertaq est déjà derrière. La forme est revenue, ça c’est bon pour le moral alors cap vers la côte occidentale d’Agdlutoq, mais avant ça il y a le titan Torssukatak à traverser, un déversoir à icebergs avec des vents catabatiques toujours capricieux. Pour le rejoindre, je vise le cap Nua qui est la porte du puissant détroit. Le vent d’est me prend à contre pied, tiens je connais la musique ! Puis le cœur serré, j’attaque les simples 5 km de traversée, la glace est quasiment absente, mais le vent lui, veut causer au p’tit kayak rouge. Je me cale et fais le vide dans ma tête de mule, il me faut le traverser et c’est tout. Le vent est constant de 15nds puis des rafales frisent les 25nds, une vraie partie de bras de fer. Au bout d’une heure, il me semble deviner des « souffleurs », oui les baleines sont en plein déjeuner, krill à volonté. Ce n’est pas trop mon cap mais je tente l’approche, la force du vent faiblit, chouette je vais à leur rencontre. 10’ pas plus et là un ventilateur est mis en route, clapot, rafales, tout y est. La mort dans l’âme, je vise le cap Qamavik qui sera ma délivrance. 2h de combat encore, mais c’est passé, je peux enfin me relâcher. Le goulet me porte vers le sud, mes nouilles chinoises vont bientôt infuser. Seul au monde, je me remémore la petite traversée, heureusement que la forme est au rendez-vous.
Il me faut reprendre la mer, ici ce n’est pas jouable pour le bivouac du soir. Tranquillement, le vent devient brise et il me porte, quel bonheur. Soudain, sur mon tribord, un mât dépasse d’une profonde crique ! Incroyable, des voyageurs. L’approche est une sorte de dégustation, quel sera le menu de la rencontre ? Polaris, c’est le nom du beau sloop en alu, bat pavillon allemand. Mickaël m’accueille avec un chaleureux sourire,il me propose de monter à bord mais sortir de mon kayak en « long side » d’un bateau est un jeu de cirque que je ne veux pas tenter. Depuis 2009, avec son épouse Martina, il sillonne les mers polaires. Quand je lui demande s’il connait la Méditerranée, on est sur la même longueur d’ondes. Trop chaud, trop de monde, plus aucun endroit n’est paisible, ici au Groenland c’est encore un paradis. En quelques instants, nous dévoilons nos bouts de vie mais je sens Martina fatiguée. Un cancer lui a lancé un défi. Elle me sourit, elle sait que la lutte est inégale mais ces quelques jours avec son mari, ici au pays du silence, lui sont salutaires. Mickaël en profite même pour me réparer mon trépied qui a perdu une fixation et me voilà aujourd’hui avec un chariot, un matelas de sol parfait et un trépied en plein possession de ses moyens. Nous nous saluons chaleureusement, les «take care» fusent, ici on n’est rien et nous le savons.
Le nomade que je suis reprend sa route. Au détour de quelques dalles, une aire de bivouac me semble parfaite. La brise est fraîche, juste assez pour chasser les moustiques, mais les brulots ont repris le flambeau, mais ça c’est un détail que je ne vois même plus… Le coin est une fois de plus somptueux, quelle chance de le vivre si intensément. Malgré ces heures de gladiateur face au vent, un air de liberté me prend aux tripes ce soir. Quel joyau la vie, quel trésor notre existence. Si vous me demandez pourquoi je fais ça, je ne pourrais vous répondre que parce que je suis en vie et que les «risques» vous font apprécier encore plus la vie, parce que l’effort vous nettoie du superflu, parce que les anges ne sont accessibles que quand on se met à nu, sans aucune défense. Ici, ce soir, sous ma tente, je suis à la merci des éléments et c’est ça que je suis venu chercher. Ce n’est pas un record, un challenge mais un bout de vie plus fort que le confort et la routine…
Qu’un vent de liberté vous envahisse. Laissez la faire, elle est de douce compagnie. Vos pensées positives m’ont beaucoup aidé pendant ma brève convalescence, votre énergie me vient jusqu’ici, merci d’être là…
Silence et sérénité
26 juillet 2017Pas une ride, le calme plat, juste le vacarme des icebergs qui explosent et quelque part sur une plage, un nomade qui ne fait rien. A moins que ce soit le contraire, un homme qui vagabonde le monde car il est tout simplement vivant. Le silence mène à la méditation, à la confrontation avec soi même, à écouter ce qui nous entoure et ici c’est le silence absolu. Des nuages de morues déambulent à tir de lancer, alors la cuillère vole pour toucher l’eau, affolement de la troupe, une proie vient troubler leur procession. Une plus vivace, plus audacieuse, plus folle, gobe le leurre. En douceur, je la ramène à terre, j’ai l’impression de me voir avec Dame Nature, un claquement de doigt et c’est fini, alors sagement, je lui retire l’hameçon, l’embrasse entre ses deux gros yeux globuleux et la remets à l’eau. Il faut être bon joueur, elle aussi a droit à son joker. Mais au loin, un bruit de fond m’interpelle, oui c’est ça le petit point au large, au milieu des icebergs, c’est bien une baleine. Le silence dévoile ses trésors et j’en suis le seul témoin. Le soleil est au rendez-vous, la chaleur prend du grade un bon 12° à l’ombre, 30° dans la tente, la canicule !
En face Qeqertaq, mes habits sentent le rat mort, mon coup de mou des jours passés m’a fait transpirer d’une manière malsaine. Le kayak complètement vide, je vais traverser le golfe. Je confie le camp à Jo Zef et lui donne les consignes : si un ours s’approche, tu siffles ! Filant comme une balle, je cherche la baleine mais le champ de glaçons m’empêche de la voir. La maison commune est vide mais ouverte, alors je décrasse, j’en avais le plus grand besoin… Le bureau pour une connexion internet est fermé, dommage. Vers 13h, je suis de retour à la maison, ouf pas de passage, la mascotte a fait un bon boulot. Sur la route, j’ai rencontré Ben et ses clients, ils avaient leur camp à 1km plus au nord. Il m’avait vu et était venu à ma rencontre pendant mon coup de mou. Un sacré bon gars qui amène les touristes aventuriers au bout de leur rêve. Si le voyage vous tente, il bosse pour l’agence 66°Nord qui a organisé les vols entre le sud et le Groenland pour Bout de vie. On se reverra j’en suis sûr. Malgré le vent nul, les moustiques sont tranquilles, ce ne sont plus des millions mais quelques audacieux, qui tentent l’appontage mais sans succès. Je monte le tarp pour donner un coup de frais à la tente, une petite radio m’accompagne et, à quelques encablures d’un village, je peux écouter des musiques groenlandaises.
Le voyage est en mutation, d’une course contre la montre, toujours plus nord, il devient réflexion, pause, découverte. Le temps s’offre à nous, les nomades du grand nord. Mon corps m’a donné une leçon, la glace et le vent aussi. Décidément, ici c’est l’école de la vie sans livre, du mystique sans livre sacré, du pèlerinage sans monastère. Demain, tout neuf et frais comme une morue remise à la mer, nous allons lever le camp pour la rencontre d’un autre coin, d’une autre plage, d’autres rencontres, d’autres émerveillements…
A pluche
Camp de la chance
25 juillet 2017Depuis hier matin, il me semble avoir vécu plusieurs vies. Donc, hier je pars de la micro baie qui me protège, le vent d’est est déjà en place, mais je sais que derrière, la montagne de glace va faire un beau rempart contre le vent. Me voilà dans la forêt d’icebergs. Trouver le passage est un métier de devin, mais pas à pas je sais que ça va passer. En longeant la côte, les milliers de glaçons lâchés par les icebergs qui pètent font une barrière dense, prendre trop au large me mettra dans un tapis roulant de vent et courant contraire. L’unique solution à mes yeux et mon expérience en glace de nouveau né, c’est de slalomer ! Oh mon Dieu, comme je suis petit au milieu de ces titans. Quand je suis trop près j’accélère, de 3,5km/h, je passe à 5km/h en puisant une énergie pas possible. Deux heures de grosse concentration pour enfin me libérer.
Le petit village de Qeqertaq est enfin devant moi. Je dois réparer l’une des roues de mon chariot qui me permet de sortir Immaqa de la zone de submersion en cas de rupture de gros glaçons. Une petite baie sert de mise à l’eau pour les pêcheurs du village, mais c’est aussi là où on jette ce qui est cassé, je reste très prudent. Le kayak en sécurité, un esquimau me trouve le jeune punk du village qui détient le local magique. Mais à mon grand désespoir, cela semble plutôt une poubelle ! Au milieu de vieux pneus de quad, pas le moindre outil pour déchausser mon pneu, il va falloir y aller tout en force… Beaucoup de système D et une bonne heure, me voilà en place, mais quelle énergie ! L’un des copains des jeunes est venu nous soutenir, mais je sens que quelque chose ne tourne pas rond, j’ai des sueurs froides.
Il me faut trouver les nouilles chinoises que je n’ai pas trouvées à Saqqaq et deux litres d’essences pour mon réchaud. A la douche, je me détends mais je commence à avoir des vertiges. Il me faut reprendre la mer au plus vite, juste en face à 5km, une belle plage sera mon havre de paix. J’ai chaud, alors j’enlève des couches. Je n’ai pas mangé depuis ce matin et chose étrange je n’en ressens aucune envie. Les derniers mètres n’en finissent plus, il y a quelque chose qui ne gaze pas. A peine Immaqa beaché, je pars pour uriner et là d’un coup, comme un coup de fusil, je m’écroule, je tombe dans les pommes, l’amarre de mon pauvre kayak simplement posé entre les moules d’une marée exceptionnellement basse. Une dalle plate m’a amorti, mais rien à faire, je suis KO. Combien de temps, je ne sais pas mais ces secondes m’ont parues interminables. Titubant, je récupère mon amarre pour la doubler et la fixer sur un gros caillou, l’effort est surhumain, mais notre vie est en jeu. Une fois cet effort énorme pour le cadavre que je suis devenu, une dalle plate me permet de m’allonger de tout mon long, à ce moment là, burn out, je m’évanouis. Quand je reviens à moi, la marée est montée d’un cran, il me faut décharger mon barda et tout mettre en place. Des sueurs froides me saisissent, des millions de moustiques s’acharnent sur moi, j’ai vraiment l’impression d’être rentré en enfer. Une heure et demie pour tout monter, tout sécuriser, je m’écroule sur une dalle pour une troisième couche, je repars dans le cirage. Cette fois, cela a duré plus longtemps. Les moustiques n’ont pu attaquer ma tête couverte d’une moustiquaire, mais ils se sont acharnés sur mes mains, elles ont doublé de volume…
Je bois, je sens qu’il faut que je boive. Puis vers le nord, je vois un bivouac, il y a du monde je suis sauvé. Je hurle comme je peux, ils m’ont entendu, je suis sauvé… Xavier et Birte sont à mon chevet, il est médecin, une chance sur un million et il est là, à mes côtés. Son diagnostic est sans appel, malaise vagal. Depuis un moment, je me suis restreint en me mettant en sous alimentation, puis à Saqqaq j’ai remangé à ma faim, un bon chasseur m’a offert 2 kilos de phoque que j’ai englouti, mais toute la nuit j’ai été malade comme un chien. Puis j’ai repris ma route et là, à ma dernière escale j’ai fait une razzia sur les moules et de nouveau mes intestins m’ont expliqué la vie. Bien sûr, il y a aussi une énorme tension que j’ai accumulée, une pression de mon invention qui m’a mis à genou.
Ce matin, j’ai retrouvé la forme, je peux tenir debout. A midi, un bouillon de légumes m’a fait du bien. Mes nouveaux amis Suisses ont été à mon chevet, je ne sais comment les remercier. Aujourd’hui, en papotant, nous nous sommes aperçus qu’il y a 4 ans, nous avions communiqué par mail. Il avait fait le tour de la baie de Disko en kayak et j’étais rentré en contact avec lui pour glaner quelques infos, le monde est vraiment petit. Une fois de plus, ma bonne étoile ne m’a pas lâché… Demain je vais rester sur zone pour récupérer à 100%. Tout rentre dans l’ordre doucement. Mes anges gardiens c’est vous aussi. Merci de vos pensées, cela m’aide, me touche…
Vive la vie
Interview Radio France Bleu lundi 24 juillet 2017
24 juillet 2017Comme chaque lundi, nous retrouvons Frank Bruno Officiel, en direct du Groenland…
Publié par France Bleu RCFM sur lundi 24 juillet 2017
Libre, enfin libre
23 juillet 2017J’étais prêt, nous étions prêts, mais la baie qui nous abrite est déjà couverte de moutons, du vent d’est bien sûr ! Je ne comprends pas, je n’arrive même pas à crier. Ici, en cette saison, c’est toujours le calme plat, la mer même pas ridée et depuis mon départ, il y a déjà 34 jours, les vents contraires ne m’ont pratiquement pas lâché. Je rumine : mais pourquoi ? Au départ d’Ilulissat, une montagne s’écroule en mer en ravageant la côte du nord d’Uummannaq, un village rayé de la carte et des morts. Puis une autre montagne menace de s’écrouler, le passage est interdit, mais têtu je poursuis quand même, mon passé prend le dessus, j’ai tout vaincu, je n’ai jamais été freiné par mes peurs, et pourquoi je ne passerai pas ? Puis la péninsule de Nuussuaq, un désert de lave où je me fais ramasser par deux gros coups de vent, un delta boueux qui me glace les os en manquant de me faire chavirer et la mort dans l’âme je rebrousse chemin. Alors s’en suit un chemin de croix, sur la route j’érige même un calvaire dédié à la Liberté, mais rien à y faire, le vent me refuse, il joue de mes bras, de mon dos, de mon égo surtout. Rien à faire, j’avance, 20km en 8h de mer, mon record de lenteur est battu. En Botnie, j’avais traversé cette mer sur 1200km en 42 jours, sur le fleuve Yukon j’avais fait une étape de 140km, mais là, le voyage prend une autre dimension…
Il me faut sortir de la tente, ses coutures me sont devenues familières, un sommet me permettra de trouver le calme et la sérénité. Au loin le fjord de Torssukatak, au milieu de ces géants de glace, des moutons, les rafales se jouent des icebergs, je m’assois face à ce spectacle. Il me faut faire le vide, avec ce vent aucun moustique ne peut jouer le trouble fête. Il fait vraiment froid mais le ciel est bleu azur. Je m’assoupis, peut-être que mon corps est là mais mon esprit s’évade, à mon retour sur terre, un raisonnement m’effleure. Je ne dois pas être prisonnier de mon égo, et mon égo c’est le passé, c’est le futur mais ce n’est jamais l’instant présent. Pourquoi avancer sans relâche, pourquoi toujours l’action ? Je ne suis pas une machine mais un simple petit homme avec toutes ses faiblesses et ses doutes. Cette expédition doit changer, elle est complètement morte, désintégrée. Ce que je vis au quotidien est exceptionnel, mais je ne suis pas sûr qu’en voulant avancer toujours, je découvre quoi que ce soit de ce présent. A peine arrivé sur zone, je dois deviner si la marée basse me fera quand même partir le lendemain, puis le camp doit être monté au plus vite, trier la nourriture du soir, celle du matin, bricoler deux trois trucs, écrire ma journée et m’écrouler pour redémonter sans geste parasite le camp et reprendre la mer, ceci à l’infini. Je suis maître de mon destin alors, des choses vont changer…
Là haut un souffle de bonheur me prend aux tripes. J’avais oublié que j’étais un Freeman. Kiffaanngissuseq en groenlandais qui veut dire homme libre est tatoué sur mon avant bras gauche, ce n’est pas pour rien, non ! Alors je deviens l’explorateur d’un pays fantastique, la pente sud mène vers de belles prairies. A grandes enjambées, la toundra est foulée par un mec libre comme le vent. A un moment, un caillou attire mon attention, une énorme griffe est posée là devant mes yeux, incroyable si loin du bord. Puis, plus bas au bord de la plage, un ancien village est encore tracé au sol, des bases de maisons de tourbe où des hommes et des femmes ont vécu de manière si difficile. Le lieu est majestueux, plat sur un sol herbeux et face à la mer, avec une belle crique protégée du vent dominant qu’est l’est. Les premiers champignons apparaissent, une dizaine de chanterelles croisent mon pas boiteux, incroyable je ne savais pas qu’elles pouvaient pousser ici. Toutes crues, je les grignote ! Plus loin, un vieux cimetière tient encore debout, quelques croix ont survécu aux tempêtes. Ici cela ne fait si longtemps, peut-être à ma naissance, des inuits (qui veut dire en groenlandais, gens*) survivaient, alors qu’en bas, au pays des vies faciles, les hommes guerroyaient.
Vers 13h, je retrouve mon petit camp. A quelques encablures, une minuscule cabane rouge est posée, une table face à la mer est fixée au sol. Je vais m’embourgeoiser pour la squatter, mes nouilles chinoises aujourd’hui ont un sacré gout de liberté.
Demain on se retrouve sur les ondes de France Bleu RCFM avec Jean-Charles Marsily à 12h40.
A pluche
*Inuit veut dire en groenlandais : gens. Ici, ça irrite les locaux de s’entendre appeler gens alors qu’ils sont eskimos, groenlandais, hommes des glaces, mais certainement pas de simples : gens !
Sommet
22 juillet 2017Il est toujours là, il a décidé de m’accompagner jusqu’au bout, alors ce matin je lui fausse compagnie. Pas de petit point rouge sur l’eau, le nomade reste à terre, il ne reprendra pas la mer, le vent d’est n’aura qu’à s’en prendre à d’autres fous, s’il y en a par ici. La journée d’hier m’a éprouvé, une épreuve, un combat pacifique de chaque instant. Les bras vont bien, c’est la tête qui gère la mécanique, mais ce matin je n’avais pas envie de m’imposer encore un tour d’arène.
Je traine, je m’invente des petits trucs à faire, puis vers 10h, le sac à dos prêt, je pars vers quelques sommets inconnus. Ici pas de sentier, de panneau jaune, de refuge aux tartes à la myrtille fumante, ici, de la toundra et l’infini. Entre quelques plaques de camarines et des restes de lave, je progresse vers des belvédères qui devraient me faire entrevoir l’immense fjord de Torssukatak. En une seule petite heure, l’immense détroit est un spectacle à vous couper le souffle, au fond la calotte glaciaire qui se jette dans l’océan et là des centaines d’icebergs qui partent pour leur long voyage. Une succession d’arêtes me permettent de progresser toujours en hauteur, l’émerveillement est à son plus haut niveau. Je ne marche pas, je plane, les mots sont difficiles, il faut le vivre pour le comprendre. Un être humain, s’il est chanceux peut atteindre les 100 ans, là les colosses ont des milliers d’années. Dans leurs entrailles, notre histoire est précieusement conservée.
Dans mon sac, de l’eau et le matos au cas où, ici tu n’es rien. Une cheville qui se tord et l’enfer peut arriver. Prudent comme un animal apeuré, j’avance, mais Dieu que c’est beau. Là-bas au loin, mon camp, une tête d’épingle au milieu de l’infini. Je me pose encore et encore des questions sur nous les Hommes qui m’explosent à la gueule. Le toujours plus, la course contre le temps, la croissance qui est le seul leitmotiv des «autres » mais pour quoi faire ?
Un lac sur la carte m’intrigue. Derrière un piton, il apparait, un diamant, un joyau, ancré là devant mes yeux. Pas une cabane, pas une route, même pas les traces d’un pas, rien, que le sifflement du vent et le cri d’oies rieuses. Une perdrix détale devant mes pas, je ne suis pas seul alors… A 13h, j’ai rejoint le bivouac, mais à ma grande tristesse, mes lunettes de glacier manquent à l’appel, où les ai-je bien perdues ? 3 tartines de fromage et chorizo et une micro sieste plus tard, je tente de reprendre le même chemin. L’histoire est compliquée, mais je suis du genre têtu qui ne lâche pas si facilement. Au bout d’une heure, le même panorama m’attend de pied ferme. J’en profite encore un peu, puis je poursuis au deuxième piton mais rien, il me reste le troisième, grosse déception, rien toujours rien. Je me dis que vers le lac, j’ai peut être ma chance, mais pour retrouver ma trace exacte, cela se complique. Le plateau vallonné est encore couvert de névés et mes pas ne savent plus où se diriger. Sur une vire, le passage ne me parle pas, alors je rebrousse chemin et m’assois pour faire descendre la pression d’un cran. Sans lunettes, en mer, mes yeux vont avoir une durée de vie limitée, comment faire si je ne les retrouve pas ? Au moment où je me lève, un petit oiseau se pose à deux pas de mes recherches. On dirait le même qu’hier. A haute voix, je lui demande, sur un ton un peu de dérision s’il n’a pas vu mes lunettes ! Son chant prend de la force, mais il m’engueule, ma parole. Il se pose un peu plus loin, alors je le suis, puis il vole vers un autre caillou, je le suis encore. Jusqu’au moment où je vois mes traces dans la neige, et là au bout du névé, mes lunettes !!!
Promis je n’en rajoute pas, c’est la stricte vérité. Mes mots ne peuvent une fois de plus décrire ce que j’ai ressenti mais je peux vous dire que ce moment va être gravé dans ma tête et mon cœur toute ma vie. Je le remercie à haute voix, il prend ses airs et repart je ne sais où… Assis sur un piton face à l’immense fjord de Torssukatak, une pomme sera ma récompense. Je ne sais pas si ces oiseaux mangent des restes de fruits mais en tout cas, mes pelures étaient bien chargées de pulpe, une sorte d’offrande…
La vie est un cadeau, encore aujourd’hui elle m’a offert un présent doux et si tendre. De là haut, au pays des vents contraires et des glaçons millénaires je vous envoie toute ma tendresse…
A pluche