Le petit bateau est chargé bien en ordre, le protocole de sécurité lui est toujours le même, nous devons être au maximum autonomes. Pas loin de 200 litres d’essence nous permettront d’être assez libre de manœuvre en cas de mauvais temps, notre cap sera vers le nord. Le vent d’Est quasi constant depuis quelques jours a poussé au large les immenses icebergs déversés depuis le fjord de Kangia, la mer est libre de glace, cela nous favorisera la navigation. Le golfe de Pakistoq est souvent ventilé, là, aujourd’hui, c’est le calme plat. Pour Marie-Noëlle c’est son premier voyage au pays de Nanoq, je me dois de trouver des bivouacs absolument nouveaux et loin de ce que je connais, ici il y a le choix. Au fond d’une petite baie, un nuage d’oiseaux de mer attire notre attention, phoques et baleines sont dans un festin de rois polaires. Tellement accaparés par l’orgie, nous arrivons à nous en approcher à une encablure, le spectacle est féérique. Le moteur est coupé, les baleines à bosse nous gratifient de sauts hors de l’eau, il en est de même pour les phoques groenlandais. Juste en face une dalle plate semble idéale pour le débarquement, derrière, une prairie de toundra nous semble parfaite. Ni une ni deux ma chérie saute à terre, nous déchargeons notre barda. Le silence est surréaliste, seul le bruit du casse-croûte de nos hôtes trouble la paix du lieu. Cette année les myrtilles pullulent, ce sera le dessert. Des branches mortes de camarines alimenteront un petit feu pour chauffer nos gamelles, ce sera un diner spectacle. Nous décidons de nous aventurer sur les hauteurs de notre camp. Pas de traces suspectes d’ours blanc, nous sommes rassurés. Les lacs sont tous plus beaux les uns que les autres, quel pays. Soudain, sur un promontoire nous devinons tout en bas un petit point orange, c’est notre tente ! Mon Dieu, comme c’est immense ici. Pas une maison, pas une route, pas un bateau, nous sommes seuls au monde. Même si en ce moment il fait tout le temps jour, il est quand même sage d’aller dormir un peu. Emmitouflés dans nos doux sacs de couchage, une baleine encore plus téméraire que les autres nous offre un spectacle merveilleux. A dix mètres du bateau elle arrive à sortir mi-corps de l’eau pour des « splashs » incroyables ! La nuit fut douce et sereine, comment pourrait-il en être autrement ? Au matin nous démontons en silence notre camp, les phoques sont déjà là. Une bonne vingtaine de bouilles moustachues nous observent, à notre tour de leur dire un Takuss (au revoir). Le petit bateau nous amène sur une mer à peine ridée vers le nord. Un immense fjord est sur notre tribord, ce sera l’exploration du jour. Là aussi je n’y ai jamais posé prothèse. Au fond de cette échancrure longue d’une bonne dizaine de kilomètres, une baie parfaitement ronde nous attire, le seul hic est son débarquement ! La plage qui borde ce havre de paix est une berge à pente douce composée de vase, le bateau devra être mouillé loin du bord pour ne pas être pris par la marée basse. Nous trouvons un endroit convenable sans sable mouvant. Tout doucement nous débarquons le barda du bivouac. Un beau promontoire à 200 mètres de la plage sera le coin idéal pour monter la tente. Le vent d’ouest se lève, cela chassera les moustiques et brûlots et le petit bateau sera bien protégé des rafales. Après avoir dégusté une belle darne de morue polaire, nous nous offrons une sieste bien méritée. La tente une fois montée, je remarque un monticule de pierres à 20 mètres de nous, c’est une vieille tombe qui a une ouverture nous faisant comprendre qu’elle est vide. Les esprits très présents dans la culture groenlandaise m’ont certainement influencés, je n’aime pas cette proximité ! Donc je m’extirpe de la tente quand je réalise que l’amarre qui était frappée à terre, a lâché et notre Poka est au mouillage par l’ancre de poupe en plein milieu de la baie. Je me demande si un « qivitoq » ne nous aurait pas fait un tour de force pour nous tester ! Nous sommes sur la berge, la marée est haute, ici aucune chance que quelqu’un passe, nous devons trouver par nous même la solution. La température de l’océan Arctique en été doit être aux alentours des 4°, dans cette baie peu profonde je pense qu’on peut rajouter 2 à 3 ° ! La solution est là, je n’en vois pas d’autres, il faut que j’y aille à la nage. Je suis concentré, Marie-Noëlle a été briefé au cas il m’arriverait quelques choses. Téléphone satellite, position en longitude et latitude et tout un protocole que je lui ai rédigé calmement sur mon calepin. En slip, t-shirt et bonnet je pars en douceur vers notre embarcation. Le froid m’assaille, mais je ne dois pas flancher, je me ressaisi, je sais que ce n’est qu’une information, alors je nage tout en douceur. Ici il ne devrait pas y avoir d’orque, je me rassure comme je peux. Le bateau n’est qu’à une soixantaine de mètres, le froid me lâche, je me sens bien. Finalement j’atteins le bateau qui a le moteur en l’air. Sans m’affoler, je trouve la commande sur l’embase pour le faire descendre. Le genou sur les ailettes du moteur je me hisse enfin à bord. Ma chérie est rassurée, il me faut maintenant faire la manœuvre sur une seule jambe, puisque ma prothèse est restée à terre. Je récupère mes amarres et démarre le moteur qui part au quart de tour, ouf. Mais là mon sang ne fait plus qu’un tour, la direction ne donne plus. Je suis sans voix !!! En slip, t-shirt et sur une guibole je suis face au vent d’ouest qui se renforce, le froid commence à me jouer des tours. Je me concentre et laisse ce détail de coté, je dois trouver rapidement la solution. J’analyse, je diagnostique, je crois avoir compris, il manque de l’huile hydraulique dans mon système de direction. Mon bidon est plein, je n’ai pas d’entonnoir, ce n’est pas grave. Je dévisse rien qu’avec mes doigts sans encore savoir comment j’ai pu faire ça sans outil la vis de remplissage et finalement tout rentre dans l’ordre… Au bout d’une heure de bataille en plein vent, Marie- Noëlle prend les amarres et me remet mes affaires. Sans vous mentir je n’ai jamais eu froid !
De retour à la tente je vais me recueillir vers cette sépulture abandonnée, je suis athée mais j’avoue que j’ai fait une prière de pardon. Je me demande si quelques « qivitoqs » n’ont pas voulu nous jouer un tour. Le soir sur notre petit promontoire nous nous sentons seuls au monde mais heureux d’être là dans ce bout de terre si mystérieux…
Le lendemain nous avons repris le large vers d’autres coins, d’autres lieux… Après plusieurs jours de mer le retour à la petite maison bleue nous a ravi mais avec un petit gout de regret. C’est vrai qu’on était bien si loin des autres…
Takuss